La foule bleu et rose, lente, pressée, qui va, vient, serpente, tourne et retourne, chevauche la Seine, envahit les places et colore les rues grises, est déjà loin, mon cousin. François de La Haye fait mine de s’en moquer, les foutriquets qui règnent sur l’étrange lucarne rivalisent de ricanements sur ces agneaux, les enragés ne les évoquent plus sans quolibets, le préfet de police dans son rapport dissimule la multitude : tout ce que Paris compte de jacobins couvre ses yeux du mouchoir de tartufe en disant : « Cachez-moi ces foules que je ne saurais voir. »
Pourquoi s’en soucieraient-ils ? Ces gens-là ne dressent pas de barricades, ne brûlent pas de fiacre à la nuit tombée, ne jettent pas des seaux de sang sur le passage de leurs adversaires. Pourquoi ménager ce parti des braves gens attachés aux vertus de l’ancienne France et à la banale honnêteté ? Coupables de n’être d’aucune de ces coteries que les Anglais appellent minorities, ils sont bons à payer les taxes, envoyer leur fils mourir sous les drapeaux et leurs filles soigner les malades et les vieillards. Pour le reste, qu’ils se taisent, mon cousin, ou qu’ils tendent la joue gauche : à en croire enragés et défenseurs des petits oiseaux qu’il nous faut bien appeler député, sénateur, ministre, leurs ancêtres sont déjà coupables de tant de crimes !
A force de petites vexations, de mépris de salons, d’invectives de gazettes, ils se sont habitués à cette défiance, mon cousin. À parcourir Paris ce dimanche, d’une rive à l’autre, d’un village à l’autre, je puis vous dire qu’ils n’en montraient aucune amertume. La seule inquiétude qui les étreint concerne leurs enfants. Ils veulent pouvoir leur transmettre, comme hier, les plaisirs simples de la vie domestique. Certes, ils préfèrent parfois le miel de la bienveillance aux alcools des conspirations, mais leur fraîcheur, croyez-moi, souligne les rictus de gandins, les grimaces d’intrigants.
Depuis dimanche, ceux qui font profession de savoir assurent que leur effort était vain. Ils finiront, promettent les jacobins, écrasés comme les autres par la marche du Progrès. Nul pourtant ne peut aujourd’hui assurer que l’absurde loi sur le mariage entre deux hommes sera votée. Il est une certitude : oublier en quelques jours cet incroyable défilé serait une lourde faute.
Celui qui parle la langue des foules y voit, en effet, un appel venu des profondeurs du pays. Il résonne aux oreilles des jacobins et du gouvernement, bien entendu, mais on l’entend aussi chez les élus unionistes. Cet appel ressemble comme un frère au constat de Patrocle de Bièvres : « Il y a un gouffre entre le bon peuple et ses représentants. »
Il y avait dans cet interminable cortège nombre de députés, d’anciens ministres, des unionistes et des frontistes ; de jeunes lions comme Gauvain Thuillier, des chouans chevronnés comme M. Dufou de Montbazon, mais aucun d’entre eux n’était à l’origine de ce rassemblement. C’est à la discrétion légendaire et à l’énergie herculéenne d’un seul homme que l’on devait cet océan de drapeaux.
Il y a quelques mois, à prononcer son nom, Théophile Vieilleville, vous risquiez d’entendre en retour, avec une pointe de mépris : qui connaît M. Vieilleville ? Aujourd’hui encore, les gazettes et les étranges lucarnes n’en ont que pour l’infatigable Félicie Piqué mais, dans les coulisses, M. Vieilleville n’a pas cessé, une seule seconde, d’être à la manoeuvre. L’homme a réussi le tour de force de réunir, en plein hiver, cette foule innombrable. Croyez-moi, plutôt que de faire la cour aux fripons, de s’admirer dans les étranges lucarnes, nos importants devraient prendre exemple sur l’humble Théophile Vieilleville.
Après avoir passé une heure ou deux à regarder sur le Champ-de-Mars quelques saltimbanques s’époumoner sur une tribune de circonstance, nous vîmes les marcheurs saisis par l’ennui et le froid quitter peu à peu l’esplanade pour retrouver la chaleur du foyer. Comme des fourmis qui tournent sans but sur un morceau de bois, ils étaient des centaines de milliers à attendre un chef. Ah ! si Martial Kropoly était là ! soupiraient les uns ; qui le remplacera ? répondaient les autres !
À l’heure où j’écris cette lettre, madame Piqué prépare le prochain rendez-vous. Cette foule marchera, sans doute, de nouveau, dans Paris. Les barons unionistes se presseront sur son chemin pour venir la saluer. Ils auront le même adversaire : François de La Haye. Il manquera cependant à ce peuple en marche un être d’exception qui comprenne leur impatience et partage leur inquiétude. Un conquérant à la hauteur de ces troupes, mon cousin, qui par sa force et son audace rachète la nullité de ses rivaux…
Patrocle de Bièvres : président de la chaîne Histoire ; Gauvain Thuillier :fondateur de la Droite forte ; Anthéaume Dufou de Montbazon : député européen, fondateur du Puy du Fou ; Félicie Piqué : porte-parole de La Manif pour tous.