Un énorme pas serait fait vers la paix (ici comme ailleurs) si chacun était en mesure de comprendre à quel point il nous est difficile d’accéder à la vérité et encore davantage d’y adhérer.
Vérité à propos de nous-mêmes en premier lieu, sur nos limites, notre ignorance, nos failles, peut-être nos fautes…. Répondre à l’invitation de Socrate « Connais-toi toi-même » est déjà le travail de toute une vie… Pour « devenir ce que nous sommes », il faut approfondir sans-cesse notre propre identité. C’est la condition sine qua non pour s’ouvrir aux autres, sans confusion…
Vérité sur ces autres ensuite : ils demeureront a fortiori toujours un mystère incernable… C’est la rançon de la magnifique dignité humaine. Mais pourquoi sommes-nous si prompts à étiqueter nos semblables comme si c’étaient des insectes identifiables ? Est-ce pour nous rassurer, pour les dominer… ? Se prétendre en mesure de décrypter l’autre, n’est-ce pas déjà le posséder à la façon dont les anthropophages imaginaient s’approprier la force de leurs victimes ? Sonder les reins et les cœurs n’est pas à portée d’homme. Tant pis si cela frustre notre compulsion à la toute-puissance prométhéenne.
Retournons donc au for intérieur. « Je perçois les choses de la façon dont je suis disposé » explique Aristote. Cette maxime ne vient pas légitimer le relativisme éthique ; elle est au contraire précieuse pour prendre du recul sur soi. La sincérité n’est aucunement garantie de vérité, pas plus que les larmes ou les cris. Confronté à un mouvement intérieur, il est utile de se poser une série de questions. Pourquoi ai-je tendance à pencher de tel côté ? Quelle émotion, quelle croyance, quelle présomption, quel préjugé, quel intérêt m’y poussent ? Suis-je attaché à la réalité ou trompé par mon idéologie, manipulé par quelqu’un ? Mais aussi : qu’ai-je peur de perdre ? Des biens matériels, l’estime de mes proches, de ma « caste » ? Bref : suis-je vraiment libre ? Seule la liberté permet d’approcher la vérité. Et cela suppose de consentir humblement à ce qui est réel, même si cela me dérange. Osons un gros mot : la vérité demande qu’on lui obéisse. Jusqu’au sommet de l’Etat…
« On n’a pas assez remarqué, souligne Maurice Zundel, cet anthropomorphisme de notre connaissance, notre tendance presque irrémédiable à donner à la vérité notre propre visage ». Qui aime la vérité ne doit pas avoir peur de se méfier de soi-même. « La guerre la plus dure, c’est la guerre contre soi. Il faut arriver à désarmer » confiait le patriarche Athënagoras. Jusqu’à, poursuivait-il, être « désarmé de la volonté d’avoir raison ». De même qu’apprendre à diminuer au profit d’autrui fait toujours avancer vers la vérité, se gonfler de soi-même en éloigne à coup sûr… Il y a pour cela une très jolie petite phrase à répéter aussi souvent que nécessaire : « Je ne sais pas ! »
De toutes les façons, qui ne râpe pas son nombril (matin, midi et soir) s’expose à le voir enfler comme baudruche, jusqu’à devenir un monstrueux airbag lui cachant toute vision. L’accident est garanti au premier tournant. Il fait mal.
« Qu’est-ce que la vérité ? » se demande un gouverneur empêtré dans un problème où son intérêt personnel contredit la justice. Puisque l’homme seul ne peut accéder à la vérité, l’interdépendance est sans doute la plus précieuse clé. Tout se passe comme si chaque regard était le morceau d’un puzzle dont les pièces ont été bien distribuées. Chaque pièce est comme la facette de l’œil de la mouche. La vision finale sera partagée… La vérité devient le but d’un travail d’équipe. Pour s’approcher de la source, il faut creuser ensemble le puits de la vérité… Descendre de soi pour épouser le regard de l’autre. Et s’émerveiller de la parcelle de vrai qu’il partage avec la communauté des hommes.