Article paru sur Famillechrétienne.fr, le 26/11/2014.
Par Olivia de Fournas.
Le Courant pour une écologie humaine tient ses premières Assises les 6 et 7 décembre à Paris. Rencontre avec l’un de ses trois fondateurs, Tugdual Derville.
Quelle est votre définition de l’écologie humaine ?
J’en trouve à chaque fois une nouvelle ! L’écologie humaine est la prise en compte de l’homme dans son environnement, de tout l’homme dans toutes ses dimensions (physiques, psychiques, spirituelles) et de tous les hommes, du plus fragile au moins fragile, dans son environnement familial, social, culturel, et physique. C’est prendre soin de l’homme dans son écosystème qui le dépasse. De cette écologie humaine, nous avons bénéficié du seul fait de notre survie.
Comment vous est venue l’idée de promouvoir l’écologie humaine, alors que le monde mettait l’accent sur l’écologie environnementale ?
L’écologie humaine est née, comme l’écologie environnementale, du souci de léguer aux générations futures une planète habitable. Les penseurs Jacques Ellul et Jean Bastaire étaient soucieux de l’écologie humaine à leur manière ; l’écologie politique les a peut-être un peu oubliés.
Personnellement, le déclic m’est venu au contact des progrès de la biotechnologie. Ces questions fondamentales sont nées : ne sommes-nous pas en train de redéfinir l’homme, par de nouveaux fantasmes prométhéens, avec la négation de l’altérité sexuelle et la quête de l’immortalité ? Ne devons-nous pas léguer aux générations futures les précieux repères anthropologiques hérités de nos ancêtres ?
Pierre-Yves Gomez, économiste, faisait, lui, le pertinent constat que la financiarisation de l’économie était en train d’aliéner l’homme. Déjà, n’avons-nous pas tous l’impression que notre destin nous échappe ? L’homme doit-il abandonner sa responsabilité aux ordinateurs qu’il a programmés, sans réfléchir au coût humain des décisions déléguées à la machine ? Est-il juste que de froides options financières soient capables de détruire l’emploi de toute une ville ?
Quand on entre dans le courant, on s’engage ?
Quatre cents personnes sont déjà engagées dans des équipes, des milliers de personnes sont abonnées à la newsletter. Et nous attendons beaucoup des Assises. Elles sont très préparées et organisées, mais nous serons sans doute surpris. Ce qui va en sortir nous dépassera !
Nous avons découvert que le thème du travail est une préoccupation très présente chez nos premiers inscrits, que ce soit par les grandes souffrances qu’ils endurent, ou par celles qu’ils infligent peut-être, à leur corps défendant. Ils se demandent comment être bienveillants dans cette société. Plutôt que d’alimenter des confrontations idéologiques délétères, nous partageons le désir de trouver des solutions.
Pour certains, ces solutions sont simples ; pour d’autres, elles sont radicales. Par exemple, certains dans le groupe agriculture réfléchissent à la perspective de quitter la Pac d’ici quinze ans. Pour échapper, par exemple, à ce système qui veut qu’ils pilotent leur tracteur en fonction des primes qui leur sont « imposées ». Ceux qui se retrouvent dans nos repères anthropologiques et notre démarche d’initiative pourront intégrer le courant.
Quel est le rapport entre l’écologie humaine et la famille ?
La famille est cet écosystème de base qui est le creuset naturel de notre origine, précieux entre tous, quels que soient les ruptures et les deuils qui ont pu nous marquer. La société, comme une famille de familles, porte cette nécessité de protéger l’être humain dans son environnement, à la fois naturel et culturel. Si la nature de l’homme est d’accueillir sa culture, le défi de l’écologie humaine est d’accueillir l’articulation entre nature et culture.
La culture est ce qui humanise nos relations, ce qui fait croître nos connaissances, en assumant notre interdépendance les uns avec les autres. Sans elle, nous serions des enfants sauvages, comme vient de le démontrer François-Xavier Bellamy dans Les Déshérités.
Tout part de la famille, rampe de lancement vers la liberté. Chaque personne naît d’abord d’une interdépendance dans l’engendrement, puis se déploie, jusqu’à prendre sa place, unique, dans la société. C’est le parti pris de l’anthropologie du Courant pour une écologie humaine : une société n’est pas une collection d’individus subissant des normes nationales ou supranationales, mais elle est constituée de personnes interdépendantes dans leur environnement personnel, géographique, d’activité ou de métier. Toute personne a le légitime désir politique de participer à l’édification de la société.
Les fourmis ont des rôles spécifiques, automatisés par leur instinct. L’être humain est animé par sa liberté pour agir pour la société, chacun lui apportant ses talents. Et nous avons toujours besoin des autres pour nous aider à discerner nos talents, ceux que nous ferons fructifier en nous donnant librement.
Vous dites que la bienveillance, que prône l’écologie humaine, part de la famille ?
La bienveillance, clé des relations interpersonnelles dans la société, s’apprend d’abord dans la famille avec des parents qu’on n’a pas choisis. La première école de la bienveillance est la famille, l’unité de la personne s’y forme. Certes, nous sommes confrontés à deux visions de la société qui sont incompatibles. Soit l’homme est un loup pour l’homme, soit il est fait pour se donner.
Le parti pris anthropologique de l’écologie humaine est la culture du don, de l’altruisme. Nous avons besoin de nous donner pour être heureux, et même pour être vraiment libres. Au début de notre vie, ne s’est-on pas donné pour nous, gratuitement ? Le choix de la culture du don est au centre de notre projet. C’est une anthropologie réaliste que fonde la bienveillance : chacun veille au bien. L’être humain ne survit que parce que d’autres ont longuement veillé à son bien-être, à son déploiement, à son développement presque jamais achevé.
Contrairement à l’animal, nous avons besoin de nous habiller pour ne pas avoir froid ; nous avons besoin de technologie pour boire de l’eau, contrairement à d’autres mammifères. Nous sommes vulnérables et il nous faut consentir non seulement à cette fragilité du début et de la fin de notre vie, mais aussi à celle que nous rencontrons, au plus fort de notre vie, quand nous prétendons être « autosuffisants ». Face à l’illusion de l’autonomie, à l’individualisme, qui éclatent la société en exclusion des plus faibles, nous prônons une culture de la vulnérabilité qui assume notre besoin de veiller les uns sur les autres pour devenir nous-mêmes.
Quand Simone de Beauvoir affirme : « On ne naît pas femme, on le devient », elle a tort et raison. Nous naissons femme ou homme, mais nous sommes sans cesse appelé à le devenir davantage par la culture, qui nous aide à assumer les trois dures et belles limites de notre condition humaine : un corps sexué, un temps compté, et une mort inéluctable.
Le couple est le lieu où les larmes sont autorisées, où la nudité psychique, physique et spirituelle est possible. Nous y sommes appelés à une sorte de transparence, pour y être aimés avec nos limites, tels que nous sommes. Dans la relation amoureuse, nous avons besoin d’être aimés inconditionnellement.
Cette bienveillance est-elle possible dans un monde individualiste, au travail par exemple ?
Pierre-Yves Gomez, co-initiateur du courant, a montré dans son récent livre Le Travail invisible, que la prospérité économique dans l’entreprise ne vient pas tant de l’application scrupuleuse du contrat de travail que de la gratuité de petits ou de grands gestes. L’interrelation gratuite entre les hommes ne permet pas seulement d’ajouter un peu d’huile dans les rouages ; c’est elle qui fait tourner la société. Sans cette gratuité de la relation, le monde s’écroulerait presque instantanément.
Alors que l’éclatement individualiste brise tant de personnes, le souci de bienveillance nous aide à nous poser les bonnes questions : puis-je travailler avec les autres ? Comment faire grandir mes collaborateurs ? La bienveillance nous permet d’hériter et de transmettre. Affirmer qu’on s’est « fait » tout seul est une absurdité, un fantasme dérisoire. Pensons aux artistes : tous sont héritiers, appartiennent peu ou prou à un courant…
Gilles Hériard Dubreuil démontre, quant à lui, comment la culture du « commun », c’est-à-dire du « construire ensemble », doit humaniser une société devenue individualo-collectiviste… Je pense aux communaux qui ont été réhabilités en France dans le but de vivre ensemble ; avec la mise en commun de l’eau, les agriculteurs, les éleveurs et les protecteurs de la biodiversité travaillent ensemble. La gestion de ces pâturages partagés est faite par la mutualisation des compétences, la conciliation des intérêts contradictoires, comme dans une copropriété. Le Courant pour une écologie humaine s’en inspire pour tracer un chemin d’humanisation. Le commun peut s’inspirer du principe de subsidiarité. Chacun, à son niveau, est responsable de tout son environnement.
Ce sont des gens spirituels à qui vous vous adressez, qui ont le souci de l’autre ?
Pas forcément. Dans notre tour de France de l’écologie humaine, au début de l’année, nous avons présenté des initiatives qui nous concernent tous… Je pense par exemple aux relations de confiance instaurées entre fournisseurs et clients, au travers des « paniers » d’agrobiologie.
Ma conviction profonde est que le cœur de l’homme est épris de bien. Les êtres humains ont besoin qu’on leur dise le bien dont ils sont capables. Chacun est même capable d’héroïsme. Les parents sont capables de se donner pour leurs enfants. Les personnes capables d’exclure et ou de rejeter la vie sont aussi capables de l’accueillir et de la donner. Dans l’élan de l’écologie humaine, nous osons dire que nous sommes capables de bâtir ensemble une société meilleure.
En ce temps de crise, de désenchantement par rapport aux élites, aux représentants politiques, de perte des repères, d’éclatement social, nous faisons appel à ce qu’il y a de plus profond dans l’âme des personnes, c’est-à-dire cet appétit pour le bien, ce souci de construire. En réveillant cette flamme qui n’est jamais totalement éteinte dans les consciences, nous nous adressons simplement à la nature humaine.
Parvenez-vous à ancrer le mouvement entre les utopies et la réalité ?
L’un des enjeux majeurs de nos Assises est la production d’initiatives. Pour moi, l’avenir, c’est : l’écologie humaine ou rien. Revenir au réel, à l’être humain, à sa beauté, son déploiement, ses forces et ses limites. Il est précieux d’écouter ceux qui théorisent et d’être éclairés par des témoins.
Vivre les premières Assises de l’écologie humaine, c’est vivre une expérience. Nous n’allons pas simplement proposer de rester assis pour écouter de très belles conférences. Il y en aura, mais aussi la possibilité de réfléchir en groupe, par thèmes et en plusieurs temps.
Le mouvement s’adresse-t-il aux chrétiens ?
Le mouvement de l’Écologie humaine est fondé par des personnalités qui ont toutes un enracinement spirituel fort et qui l’assument, même souvent publiquement. Nous avons intégré dans l’anthropologie du mouvement une réalité : l’homme est un animal spirituel. L’humanité, depuis qu’elle existe, s’interroge sur le sens de la vie, c’est ce qui nous différencie de l’animal. Cette dimension irrigue notre mouvement.
L’écologie humaine – le pape en a parlé à Rome, et aussi le 25 novembre au Parlement européen – est un lieu de convergence entre des personnes qui ont des sensibilités très variées. Le courant n’est pas à proprement parler confessionnel, mais il assume pleinement que chaque personne existe aussi dans sa dimension spirituelle. Les trois derniers papes ont donc tous les trois parlé de l’écologie humaine, ce n’est pas anodin.
Toute société humaine se dégrade quand elle rejette ses repères anthropologiques, simplement issus de la loi naturelle inscrite en chacune de nos consciences. Nous sommes bien conscients que notre société laïcisée est fragilisée par la perte de la dimension transcendantale de l’être humain. Nous voulons agir ensemble jusqu’aux périphéries, puisque seul le respect de toute personne peut vivifier notre société. Il y a un chemin de Dieu vers la personne, et réciproquement. Une société qui accueille la dimension pleine et entière de la personne s’ouvre à la société et s’ouvre à Dieu – c’est le chrétien qui parle.
Jean-Paul II disait que l’éclipse du sens de Dieu et l’éclipse du sens de l’homme sont corrélées. Trouver le sens de l’homme est une des belles manières d’ouvrir la société au sens de Dieu. C’est peut-être ce que Paul VI appelait la « pré-évangélisation », pourquoi pas ? Il est magnifique de trouver des terrains d’entente fondés sur le roc, qui correspondent à notre identité la plus profonde, avec des personnes qui ne partagent pas notre foi. C’est à la fois nécessaire et magnifique.
Le Christ y a-t-Il sa place ?
Le Christ ne peut que bénir une pareille initiative qui donne sa juste place à la personne, alors que notre pays souffre tant du manque de bienveillance. L’écologie humaine propose, avec son vocabulaire, une mutation culturelle dans lequel le christianisme s’épanouirait, évidemment. Mais notre courant ne prétend pas être d’évangélisation. Il s’adresse à tous, et aux chrétiens en particulier. L’écologie humaine est une réponse aux défis de notre société.
L’Église catholique s’est intéressée à la condition ouvrière et à la réalité de sa paupérisation, et a produit de beaux textes pour que cette révolution industrielle ne se traduise pas par une aliénation. De même, elle s’est intéressée au respect de la vie, fragilisée au sein des familles. Aujourd’hui, le pape François s’empare des nouvelles questions posées par la financiarisation de l’économie, la puissance technologique de l’homme ou l’urbanisation de masse. Comment se développer en maintenant l’intégrité de notre humanité ?
Le pape Benoît XVI avait déjà mis en garde (ch. 6 de Caritate in veritate) contre le « réductionnisme neurologique », le totalitarisme de la science, l’« absolutisme technologique » : la « raison close » par rapport à une « raison ouverte » à la transcendance. Les progrès technologiques ne doivent pas devenir une idole, nous ne devons pas confondre la technique avec le bien.
Les trois fondateurs sont chrétiens et des personnes d’autres religions nous ont rejoints. Des personnes ayant perdu toute dimension spirituelle peuvent être conduites, par des chemins mystérieux, à cette vérité. De même qu’il y a un chemin de la vie vers le Seigneur, il y a un chemin de l’écologie humaine vers le Seigneur, et un chemin du Seigneur vers l’écologie humaine.
Beaucoup de chrétiens sont méfiants par rapport à l’écologie qui met la nature au premier plan, et l’homme derrière…
L’écologie humaine vient justement souligner qu’une écologie sans l’homme n’a plus aucun sens. L’écologie humaine part de l’homme, jardinier de la nature. Quand on voit les terrasses de rizière ou les paysages de France, nous comprenons que l’homme n’a pas toujours abîmé la nature. Il l’a souvent embellie, enrichie.
L’écologie fondamentaliste est trop culpabilisatrice. Nous ne sommes pas adeptes de la décroissance : l’homme est fait pour se développer. Mais nous respectons les adeptes d’une juste frugalité… Nous réfléchissons aussi sur la technologie : est-ce que l’usage des progrès technologiques nous aliène ou nous libère ? C’est à chacun de s’en libérer. Faisons en sorte que cette écologie humanise le progrès, qu’il soit au service de l’homme au lieu d’un progrès qui tourne sur lui-même.