Christophe Geffroy a interrogé Tugdual Derville pour La Nef, à propos de son ouvrage « L’aventure À Bras Ouverts, un voyage en humanité », paru aux Éditions Emmanuel en mai 2017.
Tugdual Derville, vous nous proposez là un livre plus personnel sur une belle aventure : pourquoi ce livre maintenant ?
Dès les premières années d’À Bras Ouverts, je pensais publier un jour son étonnante histoire. Je le devais à ceux qui ont porté l’association après moi, comme aux dizaines de milliers de personnes qui l’ont fait vivre depuis 1986 : accompagnateurs volontaires, enfants et jeunes porteurs de handicaps, parents… Il faut passer de la tradition orale à l’écrit pour ne pas perdre l’origine. A la demande de mes successeurs, j’ai donc achevé ce projet pour les trente ans de l’association…
Vous fondez « À bras ouverts » à 24 ans : comment vous est venu un tel projet ?
En me remémorant cette aventure, j’ai relu maints signes de la Providence, surtout les rencontres fondatrices, en commençant par celle de Cédric, petit garçon porteur d’une infirmité motrice d’origine cérébrale, à Lourdes en 1986. J’avais 20 ans. Même certains deuils ont été féconds, comme dans chacune de nos vies. Le Seigneur se manifeste dans nos faiblesses… J’en reste encore émerveillé. Bien sûr, j’ai compris que les enfants porteurs de handicaps avaient besoin d’amis, de sorties, de vacances… Toutefois, plus que l’injustice qu’ils subissent, c’est le désir de partager leur vie qui a été mon moteur.
Qu’est devenu « À bras ouverts » aujourd’hui ? En plus de 30 ans, quels sont les moments les plus marquants que vous retenez ?
« À bras ouverts » compte aujourd’hui 28 groupes dans 14 villes françaises. De jeunes accompagnateurs bénévoles y partent en weekends et en vacances avec des enfants ou des jeunes porteurs de handicaps, physiques ou mentaux, parfois associés. À chaque fois, ce sont des binômes qui sont constitués. Chaque
année, 1200 accompagnateurs et 700 jeunes porteurs de handicaps partent dans des maisons généreusement prêtées. La marque chrétienne d’« À bras ouverts » reste la joie. Toute simple, elle transcende l’épreuve du handicap.
À chaque étape de croissance, j’ai surtout été marqué, par des épreuves et par nos grandes fêtes.
Pourquoi la fragilité, la dépendance, le handicap… bref la perte d’autonomie ou tout ce qui pourrait limiter la volonté et la liberté de l’homme font-ils si peur aujourd’hui – au point d’avoir l’obsession, au début de la vie, du bébé parfait, en cours de vie, d’un homme « augmenté » (transhumanisme), et, à la fin de la vie, de
pouvoir la stopper à son gré ? Autrement dit, la fragilité ou le handicap empêchent-ils d’être heureux?
Notre rejet des plus pauvres et des plus faibles est le cœur du grand mystère d’iniquité. Cela ne date pas d’hier. Le mot humanité contient pourtant la fragilité de l’homme. La mise à l’écart et même l’exclusion radicale de ceux qui paraissent hors-norme traduit un déni du réel, un mépris de nous-mêmes. Je pense que ce livre montre sans angélisme – c’est-à-dire sans nier les difficultés et les larmes – qu’épreuve et bonheur sont compatibles.
Heureusement pour nous tous : vivre, c’est déjà souffrir ; aimer, c’est aussi souffrir.
Notre confrontation à la souffrance d’autrui nous appelle à un surcroît d’humanité, c’est-à-dire à accompagner, prendre soin, consoler.
Depuis La Manif pour tous, vous vous êtes beaucoup engagé : quel bilan tirez-vous de cet engagement et, fort de cette expérience, comment voyez-vous désormais le monde politique et les chances d’y influencer les choses, notamment sur les sujets dits «sociétaux » ?
Si le grand mouvement social m’a davantage fait émerger dans les médias, mon engagement – comme le vôtre d’ailleurs – ne date pas de cette visibilité… C’est ce qui nous donne le courage de poursuivre. J’ai la certitude que ce qui compte dans l’Histoire, c’est le progrès secret de l’amour dans les cœurs, et sa constance. En France, mille initiatives contribuent à instaurer, partout où le pouvoir politique est impuissant,
des oasis de « vie dans la vérité » selon la formule de Václav Havel. « À bras ouverts » est
une de ces oasis. Pour inciter le monde politique à la justice, nous devons nous enraciner auprès de nos contemporains. Václav Benda, autre rebelle catholique, posait les conditions de la dissidence : plutôt que de constituer des ghettos, les « oasis » se relient entre elles, mais aussi investissent le monde du pouvoir pour le vivifier. Seule l’action positive, ancrée dans le terrain, résiste à l’idéologie. Elle nous rend ensuite crédibles pour plaider en haut lieu en faveur de la justice. De toutes les façons, pour survivre dans le désert, il faut espérer mais aussi marcher.
Propos recueillis par Christophe Geffroy, entretien paru dans le numéro 294 de La Nef (juillet-août 2017).