« Vincent Lambert a toute sa place dans notre société » Radio Notre-Dame, 21 mai 2019

Tugdual Derville était l’invité de Louis Daufresne dans l’émission Le Grand témoin, sur Radio Notre Dame, pour évoquer la situation de Vincent Lambert.

 

J’étais au départ de la Marche blanche pour manifester ma solidarité avec cette famille, bien conscient que les souffrances sont des deux côtés, que l’amour est des deux côtés. Cette division est arrivée à partir du moment où Viviane Lambert a découvert, grâce à un de ses enfants, que son fils n’était plus alimenté depuis 21 jours. C’était en 2013. Elle a fait à ce moment-là des actions en justice en urgence, et 31 jours après ce premier arrêt d’alimentation de Vincent, elle a obtenu qu’il soit à nouveau réalimenté. Il faut comprendre de ce fait la colère, l’émotion [qui ont pu s’exprimer].

Depuis 6 ans, Vincent Lambert est enfermé dans sa chambre, il n’a plus de kiné, plus d’orthophonie, plus de mis au fauteuil, plus de sorties ; il y a vraiment une situation terrible pour lui et pour ceux qui l’aiment, à cause de cette division, de cet emballement médiatique, d’une forme d’obstination. Nous sommes tous, moi le premier, victimes de ce que j’appelle un syndrome de persévération : quand on commence à se tromper, et à plusieurs, avec des médecins, des magistrats… Cela demande beaucoup d’humilité de reconnaître qu’il n’est pas dans un lieu approprié aux patients EVC-EPR comme lui, soit en état pauci-relationnel avec des modes de relation indéfinissables, soit en état neuro-végétatif. Il y a en France, grâce à l’énergie de médecins et soignants très spécialisés, des petites unités dédiées à ces patients, 1700 à peu près, qui ont de graves séquelles de traumatismes crâniens, en général liés à des accidents.

On ne sait pas pourquoi Vincent Lambert a été maintenu dans un établissement qui, quoi qu’on en dise, est dédié aux soins palliatifs. Vincent n’est pas en fin de vie, il a été mis hier en fin de vie, et ce matin si la décision de justice annoncée hier soir par la Cour d’Appel de Paris a été exécutée, il est à nouveau réalimenté, on a cessé cette sédation – en espérant qu’il n’aura pas de séquelles supplémentaires. Cette décision oblige la France à respecter les traités internationaux en matière de droit des personnes handicapées ; le CIDPH de l’ONU a demandé à la France de maintenir les soins dus à Vincent Lambert, de manière conservatoire, ensuite il y aura une évaluation de son état.
Nous espérons vraiment qu’on puisse s’en sortir par le haut, par une prise en charge adaptée à son état, et que cela apaisera la situation autour de lui.
La tutelle a été maintenue à sa femme Rachel Lambert ; on ne peut pas aller contre son avis et celui de l’équipe médicale actuelle pour le changer d’établissement, en attendant une nouvelle réflexion.

Ce qui a été très marquant ces derniers jours, c’est que de très nombreux soignants, médecins, notamment dédiés aux états dits EVC – EPR, ont dit à quel point ils étaient prêts à accueillir Vincent Lambert dans leurs établissements, et à quel point ils étaient aussi choqués de toutes les erreurs qu’on lit : qu’il est branché, qu’il y a des machines, qu’il est maintenu en vie… ce qui n’est pas le cas ! Il respire spontanément, il a déjà résisté à 31 jours d’arrêt d’alimentation, avec une hydratation minimale, ce qui dit quelque chose de sa vitalité. Il a des réactions mystérieuses qui sont très difficiles à interpréter… Il y a le mystère de la présence. Les médecins spécialisés savent accompagner ces situations. Je rends hommage aux soins palliatifs, j’en ai bénéficié pour certains membres de ma famille, mais ce n’est pas le rôle des soins palliatifs que de mettre en situation de fin de vie des personnes qui ne le sont pas, ce serait retourner les soins palliatifs contre eux-mêmes. Un grand nombre de praticiens de soins palliatifs sont en situation de malaise devant ce qui avait été décidé et a été mis en œuvre hier matin.

On peut se demander pourquoi un certain nombre de médecins, j’en connais, par exemple le Pr Xavier Ducrocq, neurologue qui a pu rencontrer Vincent Lambert et qui dit à quel point il faut respecter sa vie, ont été comme mis à l’écart. Il y a des conflits de pouvoir… Persévérer dans l’erreur est une tendance très naturelle pour nous tous ; il est très difficile de revenir en arrière lorsque des décisions ont été prises de manière qu’on affirmée collégiale. Celui qui va s’opposer, la voix minoritaire, est réduit au silence. Des personnes qui ne sont pas d’accord avec la décision prise par le Dr Sanchez avec une partie de son équipe n’osent pas s’exprimer. C’est toute l’ambivalence de cette situation, où l’on voudrait se taire (moi le premier, car c’est si intime, si délicat) mais en même temps, si on se tait, on laisse faire, et après on regrette de s’être tu ! Le monde bouge aussi parce que certains ouvrent la parole !

À partir du moment où on met une personne en situation de fin de vie, avec l’issue inéluctable qui est la mort, on peut comprendre que ceux qui aiment cette personne en estimant qu’il faut maintenir les soins, et je partage leur désir, fassent feu de tout bois sur le plan judiciaire, et développent dans certains cas une assez forte agressivité avec le camp d’en face. C’est triste, on peut le déplorer, mais s’il faut souhaiter une sorte de paix factice, elle se fait souvent dans l’injustice. La paix n’est valable que dans la justice. J’aime cette formule d’Emmanuel Mounier : « Je préfère le désordre à l’injustice ». Trop souvent dans notre pays, au nom de la paix et de la pudeur, on se tait et on laisse faire des injustices. D’où l’importance d’une Marche blanche comme celle d’hier, pour dire qu’il y a des personnes qui estiment que Vincent Lambert a toute sa place dans notre société, qu’il mérite d’être respecté, dans le mystère de sa vie, lui et toutes les personnes qui lui ressemblent.

On a un effort magnifique dans notre société pour ces personnes EVC- EPR, ou celles qui ont la maladie d’Alzheimer par exemple ; je crois qu’il y a un paradoxe. D’un certain côté, la France est exemplaire dans l’accueil et le soin de ces personnes, avec de magnifiques établissements et un grand dévouement des soignants. [De l’autre], il y a ce risque de certaines personnes qui vont dire : « Qui paye ? ». On a une tradition en France d’universalisme en matière de soins, notamment de personnes qui vivent dans des graves dépendances ou avec des maladies chroniques, et je pense que notre société y est attachée. D’un certain côté, il y a comme une unanimité à prendre soin des plus fragiles. Et d’un autre côté, il y a cette tendance parfois « naturelle » à les rejeter. Le fil est ténu, et si on bascule, comme on l’a fait en Belgique ou en Hollande, dans l’euthanasie, on s’aperçoit que des voix s’élèvent en disant « il vaut mieux dégager un peu tôt pour ne pas coûter trop cher »…

Ceux qui revendiquent en France l’euthanasie le font habituellement selon trois critères ; que la personne soit gravement malade, en fin de vie, et qu’elle l’ait demandé. Et Vincent Lambert ne répond à aucun de ces trois critères. C’est assez significatif de voir que la fin de vie est demandée pour quelqu’un qui n’est pas en mesure de s’exprimer, qui est complètement dépendant. C’est un signe d’alerte extrêmement important à relever : cette culture de l’euthanasie va très vite vers l’exclusion des plus fragiles. On passe du droit au devoir, et on finit par ne plus le demander. C’est vraiment le risque, c’est en cela qu’une levée de boucliers est nécessaire, non seulement pour la personne très respectable et mystérieuse de Vincent Lambert, mais pour toutes les autres qui pourraient, dans une culture euthanasique, se voir privées de vie par une société qui les décrétera non pas « inutiles », ce n’est pas comme cela qu’elle le dira, mais qui dira que leur vie leur est insupportable.

Les personnes se projettent dans l’état de Vincent Lambert ; personne n’a envie d’être comme lui dans un état pauci-relationnel ou neuro-végétatif. Et pourtant, il ne nous est pas demandé de nous projeter dans cet état, mais de le protéger dans cet état, c’est très différent !

Les médecins qui ont étudié les très exceptionnelles sorties de ces situations qui paraissaient irréversibles -et je pense que comme beaucoup le disent, la situation de Vincent Lambert est irréversible- découvrent que les personnes avaient trouvé une raison de vivre dans ces situations, là où imaginerions que la vie serait insupportable. C’est très mystérieux. Le Pr Steven Laureys, neurologue en Belgique, qui a étudié ces situations, dit qu’il y a 40 % des cas où on se trompe de diagnostic. On projette nos souffrances et notre vision de la vie en bonne santé sur des personnes qui, si ça se trouve, là où elles sont, vivent une vie à leur façon, qui a un sens pour elles.

Il y a une très forte controverse médicale à propos de Vincent Lambert ; il y a des expertises contradictoires qui se sont succédées. Il est, selon toute vraisemblance d’après les images qu’on a pu voir, dans un état plus pauci-relationnel que neuro-végétatif, il y a des modes d’expression, mais sans qu’on puisse les interpréter. Les parents, la mère, du fait d’une certaine relation fusionnelle, peuvent sentir des choses que les soignants ne voient pas, et ceux-ci penser qu’ils interprètent ; il y a de grands débats, c’est très complexe. C’est pour ça que le parti-pris du respect de la vie, de la dignité de la personne et des soins qui lui sont dus est la seule manière de s’en sortir par le haut. L’énergie des parents pour toutes les démarches judiciaires entreprises dit quelque chose ; le protecteur de proximité devrait être privilégié. Lorsqu’on voit une famille qui exprime tant d’affection et de volonté de continuer le chemin avec leur enfant tel qu’il est, avec ce très lourd handicap, comment lui imposer la mort de cet enfant ? Cela paraît vraiment inhumain.

Le rejet de l’acharnement thérapeutique, ou obstination déraisonnable, est unanime ; l‘enjeu est de défendre les plus fragiles quels qu’ils soient, que ce soient les migrants qui perdent la vie, les personnes âgées qui vivent abandonnées, de manière indigne, les embryons, ou les personnes qui risquent d’être poussées vers la mort parce qu’on les considère comme inutiles, ou qu’on pense que leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue. C’est ce que dit le pape François qui a une vision de la « bioéthique élargie ». C’est vraiment important d’avoir une vision globale, du début à la fin, de la personne dans toutes ses dimensions sans en oublier aucune : « toute la vie et la vie de tous » [comme le disait Paul VI].

Comme Moïse au buisson ardent, il faut « voir la misère de son peuple » : pour moi, ce sont des personnes porteuses de handicap qui ont touché mon cœur ; c’est auprès d’elles que je me suis engagé depuis plus de trente ans. Pour d’autres, se sera des migrants ; pour d’autres, des personnes en fin de vie. C’est très important qu’on échange nos regards, Dieu seul voit toutes les misères.

On a le droit de penser, à propos de Vincent Lambert ou de proches qui n’en finissent pas de ne pas mourir, qu’ils seraient mieux dans les bras du Père. Mais ce n’est pas à nous de provoquer la mort. Quand cet interdit de tuer, qui est le fondement de notre vie en société, commence à être érodé quand les gens sont les plus fragiles, alors jusqu’où on va ? C’est là qu’il y a un gros travail, pas seulement du cœur et de l’émotion, mais de la conscience et de l’intelligence, pour s’interdire de provoquer la mort de certaines personnes, même si on peut légitimement être soulagé quand [le décès arrive].
Ce n’est pas à nous de décider de la vie et de la mort de quelqu’un, parce que quand on commence à le faire, croyants ou incroyants, il y a un arbitraire très fort. C’est justement une très grande protection des proches qui peuvent avoir ces sentiments ambivalents, que l’interdit de tuer fondateur nous aide à prendre soin, en s’interdisant de franchir cette ligne rouge qui conduit vers beaucoup de totalitarismes.

Ultimement, les questions de vie et de mort, qu’on appelle bioéthiques, sont devenues éminemment politiques. Ce que Foucault a appelé la « biopolitique » est un sujet majeur, ce qui fait que finalement ce qui est premier pour une société humaine c’est de savoir qui est l’homme, qui est la personne humaine. Benoît XVI, dans la Charité dans la Vérité, a cette phrase très forte : « La question sociale est radicalement devenue anthropologique » ; si on ne sait pas qui est l’homme, on dérape très vite dans le totalitarisme ; et son successeur le pape François dit dans la magnifique encyclique Laudato Si’, sociale avant d’être environnementale, qu' »il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate ». Aujourd’hui, les politiques doivent réfléchir en profondeur sur qui est l’homme, la personne humaine : est-ce un homme debout, en bonne santé, fort de toutes ses capacités que nous voulons protéger, ou est-ce que faire preuve d’humanité, pour l’humanité, ce n’est pas justement prendre soin du plus fragile, celui qui n’est rien aux yeux des hommes ?

Je pense qu’il y a un très grand malaise politique qui a poussé le Président de la République à essayer de ne pas se prononcer, il a hâte qu’on en finisse et a peur que tout ça bouge, il a peur de la réaction des personnes concernées par le handicap, qui ont commencé à prendre la parole. Marc-Henri d’Alès s’est exprimé hier, en disant « je me sens remis en cause par ce regard ». Beaucoup de personnes porteuses de handicap ressentent ce regard ; j’ai fait une tournée avec une jeune femme trisomique qui s’exprimait devant des élèves sur sa trisomie, et le professeur de SVT, du fond, a demandé s’il n’y avait pas moyen d’éviter par diagnostic prénatal cette trisomie. Mon amie m’a dit : « La dame, je n’ai pas eu envie de lui répondre ». Le regard que nous portons sur les personnes fragiles dit beaucoup de la conception que nous avons d’une vie digne et d’une vie humaine. Il se joue là un choix politique absolument majeur.

À Alliance VITA, nous éditons un guide des directives anticipées que nous avons énormément travaillé avec des praticiens, qu’on a testé. Et nous nous sommes saisis de cette loi qui permet aux personnes de les rédiger et de désigner une personne de confiance. Mais avec prudence : nous ne voulons pas cautionner l’idée d’une sorte de protocolisation par avance de notre fin de vie. Nous ne savons pas la réaction que nous aurions dans telle ou telle situation. Nous insistons pour ne pas rompre la confiance soignants-soignés, continuer le dialogue, et réévaluer en fonction des situations. Je connais des personnes qui voulaient mourir à domicile, comme la plupart d’entre nous, mais qui à un moment ont demandé de mourir à l’hôpital, où elles se sentaient plus sécurisées. Il y a des personnes qui ne veulent pas être dans certaines situations, et quand elles s’y retrouvent, y découvrent des raisons de vivre.

Il est utile désormais de rédiger des directives anticipées, ne serait-ce que pour avoir sa vie la plus protégée possible. Dans le guide que nous avons édité, nous sommes allés plus loin que les seules préconisations légales, il est important que les gens puissent dire qui elles ont envie de revoir, s’exprimer sur leur religion, sur la question très sensible du don d’organes… Nous avons proposé quelque chose d’assez pédagogique. Il y a une charte qui récuse à la fois l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie, et demande des soins proportionnés, pour des personnes en bonne santé. Et puis quand on commence à avoir telle maladie, pouvoir se prononcer sur certaines choses délicates : par exemple la trachéotomie pour les personnes qui risquent d’avoir une insuffisance respiratoire… Mais on ne peut pas tout anticiper, c’est pour cela que les directives anticipées ne sont pas la panacée. C’est très utile, mais ça ne doit pas remplacer la déontologie médicale, l’art du médecin ; on ne peut pas faire du patient le prescripteur et du médecin l’exécuteur ! Un rééquilibrage face à une toute-puissance médicale ou à trop de technique est juste, ces directives ont le mérite de favoriser le dialogue et d’avoir une personne de confiance, nous les encourageons, mais sans rêver. On ne peut pas tout régler, être totalement garanti, mais on ne sait pas comment on va mourir. Tout prévoir, c’est entrer très vite dans la fatalité. La mort n’est pas un projet ; c’est [à accueillir].

Pour le cas de Vincent Lambert, là où il y a eu un acte médical, c’est la gastrostomie. C’est un acte chirurgical assez léger ; il est nourri par sonde parce que sa déglutition n’était pas suffisante. Il y a d’autres personnes, dans une situation voisine, qui peuvent être nourris à la petite cuiller avec une déglutition correcte, sans risque d’étouffement. On peut refuser une gastrostomie. Mais il y a de nombreuses personnes porteuses de handicap qui vivent durablement avec une gastrostomie. Il ne faut pas refuser en bloc des choses qu’on fantasme. Quand les gens disent : je ne veux pas d’acharnement thérapeutique, heureusement ! C’est interdit, c’est presque inutile de le dire, cela va de soi. C’est pour les personnes qui déclenchent certains types de maladies évolutives que les DA sont les plus utiles : il peut être tout à fait légitime de refuser une intervention chirurgicale.

L’exemple suisse, belge ou hollandais -les rares pays qui ont légalisé l’euthanasie- nous montrent jusqu’à quelles dérives on aboutit, avec des demandes pour des personnes qui sont fatiguées de vivre mais qui n’ont pas de maladie ; des personnes qui ont uniquement des maladies psychiques ; des personnes qui ont de très lourds handicaps, des détenus… La France a effectivement résisté pour le moment, mais le risque serait ce que j’appelle le syndrome de la ligne Maginot : on dit non à l’euthanasie, mais on laisse pratiquer des formes d’euthanasie qui ne disent pas leur nom. Il faut être extrêmement précis sur la définition : « action ou omission ayant comme intention et comme conséquence de provoquer la mort pour éliminer toute souffrance ». Les critères sont l’intention et le résultat. Attention à ne pas laisser se développer des formes d’euthanasie qui ne disent pas leur nom ! Quand on perd le sens des mots, c’est plus grave encore, c’est plus lourd encore de conséquences, car c’est dans l’inconscience que ces actes seraient commis.

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