Après la mort, le 6 juin à Paris, d’un militant d’extrême gauche au cours d’une rixe avec des skinheads d’extrême droite, l’homme d’affaires Pierre Bergé dénonce la « responsabilité » de la Manif pour tous. Analyse de Tugdual Derville, Délégué général d’Alliance VITA et porte-parole de la Manif pour tous.
Propos recueillis par Frédéric AimardComment comprenez-vous qu’on attribue aux opposants à la loi Taubira la responsabilité de la mort de Clément Méric ?
Tugdual Derville : Le procédé est évidemment indigne. Il relève d’un piège dialectique bien connu : la « mutation de responsabilité ». Pour faire perdre à un adversaire tout crédit, on lui impute la responsabilité d’un drame (catastrophe naturelle, meurtre, suicide, etc.). Certains syndicalistes attribuent ainsi au patron d’une entreprise le geste désespéré d’un salarié, sans vérifier s’il n’est pas lié à une dépression ou un drame sentimental… L’innocence de la Manif pour tous étant plus qu’évidente dans cette rixe tristement classique entre extrêmes, en marge d’une vente de vêtements qui les réunissait, il reste à analyser l’objectif et la portée d’un tel amalgame…
Nous avons vécu, cette fois en direct, les ravages de l’imprégnation émotionnelle qui a déjà abouti à déformer dans l’esprit des Français des pans entiers de leur Histoire. Deux faits indépendants sont accolés pour que la violence de l’un efface le caractère paisible de l’autre. Finira-t-on par enseigner dans quelques années que le mouvement social de 2012-2013 a fait un mort, un militant antifasciste et anti-homophobie ?
Faut-il réagir et comment ?
Il n’est pas sain de laisser un amalgame se propager sans le dénoncer. Quand BFM Télévision m’a réveillé vers 6 h 30, le matin du jeudi 6 juin, pour m’apprendre ce drame et l’accusation proférée par Pierre Bergé, j’ai accepté de « réagir » par téléphone dans leur journal de 7 h. La dialectique manipulatrice doit être contrée en trois étapes : repérer le piège, le dénoncer publiquement et revenir au réel.
Le « réel », après une rixe mortelle, conduit d’abord à présenter ses condoléances aux proches de la victime, quelle que soit sa part de responsabilité, et à dénoncer cette violence aux conséquences irréparables. Le réel, c’est aussi chercher à comprendre ce qui peut conduire un homme aussi puissant que Pierre Bergé à déraisonner. Peut-être le fait-il en toute sincérité… Je pense qu’il donne à vérifier la précieuse maxime d’Aristote : « Je perçois les choses de la façon dont je suis disposé. » Son extrême richesse ne l’empêche pas d’être inféodé à ses émotions (peurs, souffrances, colère) comme l’est un petit enfant dans sa période narcissique. Au point d’être aveuglé par son système de pensée, et de s’obstiner dans un amalgame injuste.
Quel est l’objectif du billet que vous avez diffusé sur Twitter ce jour-là ?
Vous connaissez la sentence « Dénigrez, dénigrez, il en restera toujours quelque chose… » ? J’ai voulu que les manifestants soient bien conscients de ce processus malsain. Il est aujourd’hui essentiel que nous soyons nombreux à défendre notre propre histoire sans nous laisser contaminer par les amalgames accusatoires.
Par le biais de la culpabilisation, on veut nous empêcher de parler, mais aussi de penser. Hier, un internaute anonyme m’a soumis à la question : « Et les jeunes qui se suicident à cause de votre homophobie, vous êtes innocents aussi ? » Il ne faut pas que la répétition de ce type d’amalgame — qui articule deux assertions accusatoires sans preuve — conduise à décourager, radicaliser ou affadir notre résistance. Les totalitarismes, dans les procès intentés à leurs dissidents, ont toujours cherché à les conduire à l’aveu, à l’auto-condamnation pour détruire leur conscience à sa racine. Or, je crois que la pensée unique essaie de nous faire subir un lavage de cerveau insidieux, en nous noyant dans ses larmes de crocodile.