Retrouvez ici l’intégralité du témoignage de Tugdual Derville sur son « histoire naturelle », incomplètement publié dans la revue Limite n° 10 (mai 2018).
Co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, Tugdual Derville est surtout connu pour son engagement bioéthique. Mais l’auteur du Temps de l’Homme (Plon, 2016) est aussi un grand amoureux des bêtes. Il a ainsi publié un guide spirituel sous forme de bestiaire illustré, Animaux dans l’Évangile (Frédéric Aimard éditeur, 2010). Pour Limite, il revient sur une relation à la fois familière et métaphysique.
Mon histoire naturelle
Pourquoi la vue d’un animal peut-elle me consoler ? À l’ouverture matinale de ma fenêtre, un échange de regards avec un hibou posté tout près me met de bonne humeur pour longtemps. Je partage avec Aldo Leopold le mobile de son fameux Almanach[1] : « Il y a des gens qui peuvent se passer des êtres sauvages, et d’autres qui ne le peuvent pas. » Je n’en ai jamais croisé sans être fasciné.
Mon premier souvenir d’émerveillement fut une pluie de hannetons, au fond du jardin. J’avais trois ans. J’ai appris depuis que ces coléoptères sortent le même jour, après des mois d’enfouissement.
Rempoté à Paris, mon admiration s’est rabattue sur les pigeons bizets, au couleurs magnifiques. Je collectionnais leurs plumes… Certains claudiquaient sur des moignons : je découvrais le handicap.
Chez mes grands-parents, près de Toulon, est née ma vocation d’entomologiste. Je passais mon temps à courir après les papillons. Entraînant ma famille dans cette passion, j’élevais des chenilles jusqu’à l’éclosion des chrysalides. Spectacle divin. Allégorie de toute renaissance. À l’adolescence, ma chambre devint une ménagerie de reptiles et batraciens que nous gavions de vers de farine.
Il m’arrive encore de capturer une grenouille verte au chiffon rouge. À peine mise dans un vivarium bricolé, elle happe la proie mise à sa portée, fermant les yeux pour déglutir. Fascinant.
Relâchons-là sans tarder dans son biotope, car la biodiversité est sacrée. J’ai appris à la favoriser : nous réservons aux insectes des espaces d’herbe haute. C’est du regard que je chasse désormais les papillons, plus rares malgré la limitation des pesticides. Mais je suspecte les urbains de les avoir perdus de vue, en perdant leur regard d’enfant.
Leçons de vie
Pour voir un animal, il faut l’avoir dans l’œil, donc le connaître. Quand j’en croise un inconnu – mort ou vif – je cherche son nom. Nommer est notre prérogative. Identification parfois ardue. Mes multiples guides du naturaliste Delachaux & Niestlé ne suffisent pas toujours. L’été dernier, je suis tombé en Vendée sur une extraordinaire mouche à poils roux. Illico photographiée sous toutes les coutures avant sa fuite. Il m’a fallu un site internet spécialisé pour lui arracher son nom : Pogonosoma maroccanum. Cette « tueuse de guêpes » les chasse en vol ascendant. L’invasive vient du Maghreb, poussée par le réchauffement…
Dans mon jardin francilien, j’ai aussi trouvé un des plus beaux coléoptères du monde sur sa plante hôte, un thuya. Avec sa petite taille, le bupreste Scintillatrix festiva passe inaperçu. Il est protégé.
Ayant aperçu un soir, au bord d’une route du marais poitevin, une chouette effraie sautillant, l’aile pendante, je l’ai prise sous la mienne pour la porter à un ornithologue local qui l’a confiée à une clinique spécialisée. Transport d’animal protégé : pour sauver la « Dame blanche », j’encourais une peine d’amende et de prison. Absurde ! Même sanction si j’avais ramassé la magnifique cigogne découverte morte, sous les fils aériens qui l’avaient électrocutée. Il a fallu la laisser pourrir sur place, à deux pas de chez moi. Aucun taxidermiste n’a plus le droit de la naturaliser… Interdire la détention d’une dépouille d’espèce protégée dans les cabinets de curiosité, quel gâchis ! Il paraît que c’est pour éviter les trafics.
Comme à tant d’enfants, les animaux m’ont donné de belles leçons de choses. Et de vie. Je dois la conscience de la mort à la belette qui a saigné nos chers cochons d’Inde, ne leur laissant que la peau et quelques os. Tristes dépouilles, et intense chagrin d’enfance, que nous avons religieusement noyé dans des obsèques. Dieu que la nature est violente !
Les animaux domestiques aussi ont contribué à mon éducation. À la fin des années 60, j’ai eu l’honneur de traire Jacquotte, vache qui ruminait sur une colline de Lyon, chez ma tante. J’entends encore le bruit du lait giclant dans le seau. On le goûtait tiède juste après la traite. Dire que certains amis de mes enfants n’ont jamais mangé leur propre récolte ou capture !
Ma tante avait des chiens que j’adorais : quand Castor et Polka, qui était sa mère, ont eu des chiots, j’ai saisi que l’interdit de l’inceste n’était qu’humain.
Apprivoiser la mort
J’élève toujours des poules, pour leurs œufs. Les emmenant en vacances, j’admire leur adaptabilité à divers lieux de vie. Pas si bêtes ! Chacune a son caractère. Il faut voir une mère-poule se sacrifier pour ses poussins, lançant en l’air un vermisseau. Elle a un caquetage précis qui leur dit : « Bon à manger ! »
Si j’oublie de fermer le poulailler la nuit, la fouine d’Ile-de-France ou le renard vendéen risquent de croquer mes protégées. Parti chercher des œufs avec mon petit-fils cet hiver, j’ai découvert la blanche décapitée. La fouine était passée par là. Occasion pour l’enfant, stupéfait devant l’oiseau étêté et inerte, d’apprivoiser la mort.
Mon coq, c’est moi qui l’ai guillotiné. Proprement. Exécution assumée. À force d’être harcelées, les poules de son trop maigre harem perdaient leurs plumes et la peau du dos… Et son chant nous réveillait en pleine nuit. Je n’ai pas honte de l’avoir tué. Je suis moins fier de l’avoir enterré. Tant de chair gaspillée ! Mais je n’avais pas le cœur à le cuisiner…
Tout naturaliste amoureux de la nature sait que l’interdit de tuer ne vaut pas pour les bêtes. La Ligue de protection des oiseaux a su éradiquer la colonie de superbes Ibis sacrés d’Égypte qui envahissait le marais poitevin, à partir d’un couple échappé d’un zoo. Friands des œufs des espèces endémiques, ils menaçaient l’écosystème. Rats, poux, frelons asiatiques, sangliers… À l’homme de « réguler » les bêtes. Il nous faut cohabiter avec elles pour ajuster notre souveraineté, sans cruauté. L’antispécisme se nourrit de l’ignorance. Mais chaque créature mérite un respectueux émerveillement.
Dernier aveu : comme Jésus-Christ, je suis un grand pêcheur. Comme lui, je rejette les mauvais poissons (et ceux qui n’ont pas la taille légale) ; et comme lui, je fais griller les bons.
[1] Almanach d’un comté des sables, Aldo Leopold, 1949.