Quels enseignements tirez-vous du dernier épisode de ce qu’il faut appeler l’affaire Lambert ?
Je suis partagé entre le soulagement et l’effarement. Soulagement d’abord, pour Vincent Lambert, mais aussi pour ceux qui vivent dans des situations semblables, leurs proches et leurs soignants… L’équipe médicale du CHU de Reims semble avoir renoncé à effectuer une forme d’euthanasie délibérée, dissimulée mais particulièrement pernicieuse : l’arrêt d’hydratation et d’alimentation ayant comme intention, non pas de stopper un prétendu acharnement thérapeutique, mais bien de provoquer la mort d’une personne lourdement handicapée mais qui n’est aucunement en fin de vie. Faut-il rappeler que Vincent n’est pas dans le coma, qu’il ne souffre pas, qu’il a déjà résisté à trente jours d’arrêt d’alimentation et que – contrairement à certains experts – des médecins spécialisés dans les états comme le sien attestent qu’il est réceptif à la tendresse exprimée par ses proches ? Quel message catastrophique aurait été sa « mise à mort » inévitablement ultra médiatisée ! Non seulement pour les parents et proches de Vincent, mais aussi pour toutes les personnes qui se dévouent auprès d’autres patients tout aussi dépendants que lui… Car je reste effaré par l’effet de contamination de la désespérance que cette affaire provoque déjà dans les services pour ces patients EVC-EPR (états végétatifs chroniques et pauci-relationnels). C’est d’autant plus douloureux qu’avec cette affaire beaucoup de Français sont désormais prêts à affirmer que de tels patients sont inutiles, encombrants, voire coûteux. Qu’ils sont pour ainsi dire déjà morts, puisque leur handicap est « irréversible ». Une nouvelle forme d’eugénisme d’exclusion entre ainsi dans notre société, non plus pour ceux qui arrivent dans la vie avec un handicap, mais pour ceux qui sont devenus lourdement handicapés… Si nous y basculons avec un seul « cas limite », il ne s’agira plus que de déplacer le curseur…
Vous avez choisi de prendre position au contraire d’autres personnalités catholiques qui incitent à la retenue…
J’ai surtout lu l’appel du Cardinal Barbarin et des évêques de sa région, tous clairement engagés contre l’euthanasie de Vincent. Pour ma part, j’ai choisi depuis longtemps la posture revendiquée par Emmanuel Mounier en 1935 : « Le désordre nous choque moins que l’injustice. » Quand c’est la mort d’un homme qui est en question, l’enjeu n’est pas la tranquillité personnelle ou sociale – ni même la pudeur – mais la conscience et la vérité. Même si cette vérité peut peiner ou blesser, il faut trouver un moyen de la dire, sans jamais quitter la ligne de crête où elle rencontre l’amour. C’est un exercice d’équilibriste. Car il ne s’agit pas de choquer gratuitement, mais d’assumer, même à contrecœur, d’être une voix qui dérange… Vincent Lambert est typiquement devenu le bouc-émissaire emblématique décrit par René Girard. La France, déjà très eugéniste, est prête à faire disparaître ceux dont l’épreuve est telle qu’on les préfère morts plutôt que de rester vivants dans leur état. Provoquer ou cautionner la mort d’un seul pour préserver la paix sociale, ne générerait qu’un soulagement illusoire et éphémère… Notre société a un besoin vital de voix dissonantes pour briser l’unanimisme, et éviter de tels passages à l’acte. Je pense au cri du jeune Daniel « Je suis innocent du sang de cette femme ! » qui sauva Suzanne de ses vieux juges, à la fois honorables et véreux.
Sur l’affaire Lambert, je conseillerais aux chrétiens qui doutent encore, d’écouter Emmanuel Hirsch, directeur de l’espace éthique des hôpitaux de Paris, qui n’est pas chrétien : proche des patients cérébrolésés, il ose dénoncer « l’incarcération » de Vincent et demander son transfert dans un lieu adapté… Voilà un homme qu’on ne peut soupçonner d’ « intégrisme », cette étiquette infamante qu’on colle au front de ceux qu’on veut disqualifier, et isoler de leurs propres amis…
La question que nous devons nous poser avant toute prise de position est celle de notre liberté intérieure. Et pour cela, il faut traquer nos stratégies d’évitement de la vérité qui s’apparentent toutes à des stratégies mondaines : conservatisme institutionnel, défense de caste ou d’amis, peur de déplaire, d’être rejeté… En un mot, peur de perdre. Seule une conscience libérée de cette peur respire en paix.
Tugdual Derville. Propos recueillis par Frédéric Aimard.