L’embryon, pour l’éternité ?
Article paru dans le numéro de mars 2018 de la revue belge Pastoralia.
Le 25 novembre 2017, aux États-Unis, Emma est née, après 24 années d’existence ! La femme qui a accouché de la petite fille n’avait qu’un an lors de la conception de son bébé. Comment est-ce possible ?
Emma a été conçue par fécondation in vitro, puis congelée vivante, au stade embryonnaire. Pendant près d’un quart de siècle, elle a été bloquée dans son processus de développement originel dans une « banque d’embryons ». Figer une existence humaine dans l’œuf, au moment où, normalement, la vie va si vite ! La conserver dans l’azote liquide à – 196 degrés C°… Est-ce vraiment respectueux de sa dignité ? Ne joue-t-on pas à ses dépens avec le temps ? Quid de sa filiation, de sa généalogie, de son enracinement dans l’histoire ? Voit-on avec Emma les prémices d’une humanité hors-sol, affranchie des limites inhérentes à la condition humaine, dont le temps est la plus manifeste ?
Arrêter le temps ?
« Peut-on arrêter le temps ? » La question est parfois posée pour nous inviter à l’humilité. Le passé est révolu, l’avenir incertain. Nous sommes tous contraints d’habiter un présent qui file, comme l’eau d’un courant. Ainsi va le sens de la vie. Le temps structure et borne nos existences. Date de notre naissance – neuf mois après notre vrai début ; date de notre mort, pour l’éternité.
Mais ce n’est plus vrai pour tous : par leur congélation à l’état embryonnaire, des millions d’êtres humains, sur la terre, sont privés de ce temps qui passe. Leur fleuve est gelé : ils sont exclus de l’Histoire, privés de sensations, de relations. Enfermés dans un espace-temps réduit, comme une fausse éternité.
Notre temps s’écoule sans eux. Empêchés d’être acteurs de leur vie, ils sont condamnés à l’attente, incertaine et inconsciente, dépendants du bon vouloir des « déjà nés ». On a cru devoir les inféoder au pouvoir de leurs pauvres parents, qui, souvent, hésitent, soumis à l’exorbitance de choix impossibles : réimplanter leurs enfants, les donner à d’autres, ou les livrer à la science ? La plupart de ces parents n’ont pas pu discerner l’injustice de cette congélation. On la leur a présentée comme nécessaire et anodine, dans le processus de fécondation in vitro. Comme toute souffrance, celle de l’infertilité rend difficile l’accès à sa conscience. La résistance aux injonctions techniques est amoindrie. Les désirs de réussite des parents et des médecins sont entrés en résonance. La justification des moyens (la congélation) par la fin (optimiser les chances d’une naissance) explique qu’on en soit arrivé à cette congélation de masse d’êtres humains vivants…
Le droit de vieillir
L’Humanité s’est ainsi permis – sans en débattre – de créer une nouvelle catégorie de « soumis ». Privés des droits inhérents à la condition humaine, à commencer par celui de vieillir. Car jouir du droit de vivre, c’est vieillir. Eux sont maintenus dans un entre-deux : empêchés de vivre comme de mourir. Transgression sans précédent. Ces embryons surnuméraires sont bel et bien traités comme des « sous-hommes ».
La nature est pourtant bien faite : la gestation corporelle – au sein d’une femme – est le lieu d’une « unité de temps » qui garantit le continuum de la conception à la naissance. Cette « enceinte maternelle », précieux repère d’écologie humaine, est un refuge naturel qui protège de l’arbitraire. Pour l’embryon, demeurer dans la chaude matrice de sa mère garantit contre la privation du temps.
Mais s’il est conçu hors du corps maternel, conservé dans un substrat artificiel, abandonné à la technique, il peut être sorti du temps, au stade le plus vulnérable de son existence. Sans nom, sans visage et sans voix, il devient un produit. Comment pourrait-il se défendre ? Ne lui a-t-on pas volé sa vie ? Car la vie n’est pas faite pour le surplace. « Ô temps ! Suspends ton vol ! » est une vaine prière. Vérifié, noté, trié, congelé, l’embryon intègre un « stock humain » qui excite la convoitise de beaucoup. Ne nous leurrons pas, Emma est l’exception : la plupart des embryons figés ne verront jamais le jour et seront traités comme du « matériel de laboratoire », voire des déchets.
Privés d’histoire
De quel droit priver un être humain de repères historiques, biologiques et généalogiques qui relèvent du patrimoine mondial de l’humanité ? Ces embryons sont tenus pour rien aux yeux des autres hommes. Ils ne participent pas à l’histoire humaine, en tant que personnes. Et pourtant, aucun scientifique ne peut prouver qu’ils ne méritent pas d’être considérés comme des êtres pleinement humains. Si on ne les considère pas comme des personnes, c’est qu’on les convoite comme des choses. Faibles, ils sont soumis au désir des forts. Ils sont déjà livrés, en toute légalité, à la demande de certains chercheurs, au prétexte que leurs cellules recèleraient des propriétés curatives. Le biologiste Jacques Testard, à l’origine du premier « bébé éprouvette » français, a comparé ces embryons « surnuméraires » aux Indiens d’Amérique du temps des conquistadors, sujets d’une célèbre controverse : ceux qui déniaient leur humanité lorgnaient leur or. Et là, c’est tout le corps de l’être humain qui est convoité comme un trésor. Et tout notre corps social qui perd en chaleur humaine.
Congeler les embryons, c’est effacer le repère le plus structurant de l’écologie de l’homme. Maltraitance originelle. Rupture de l’harmonie de l’homme avec son rythme naturel. Déni de sa nature. Nous ne sommes pas faits pour être esclaves du grand froid, mais pour évoluer.
Confions-les à l’éternité
Entre le corps et le temps, l’alliance qui s’imposait de la conception à la mort est rompue par l’artifice technique du froid. En 1965 paraissait en France le livre de Robert Ettinger « L’Homme est-il immortel ?», préfacé par Jean Rostand. Sa thèse scientiste s’exhibait sous son titre : « La plupart d’entre nous (…) avons une chance sérieuse de survie physique après la mort, une possibilité scientifique de « revie » et de rajeunissement de nos corps congelés ». En 4ème de couverture, on lit que « le Dr. James Connel prévoit qu’avant cinq ans, la congélation et la réanimation du corps humain seront pratiquées avec succès. » Hibernatus ? Un demi-siècle après l’échec de ce défi lancé au temps, le fantasme d’en « libérer » l’humanité se poursuit. La cryogénisation des cadavres est vendue à des millionnaires par des firmes leur promettant la résurrection terrestre. Et c’est même la mort de la mort que vise le transhumanisme. Ultime limite à casser.
Aux extrêmes de la vie, le temps de la gestation et celui de l’agonie – deux « impatiences charnelles » – invitent à la sagesse. Mais bloquer la vie – quel qu’en soit le motif – c’est jouer avec l’humanité. La vie consiste à « consentir à l’imprévisible » en évoluant sans jamais s’arrêter, jusqu’à sa mort. Et pour Hannah Arendt « La mortalité est le cachet de l’humanité ». D’ailleurs depuis ses tout débuts, l’Homo sapiens se définit comme un « mortel ».
La compulsion de toute-puissance qui fait rêver de maîtriser la vie et de dompter la mort est déshumanisante. Inventer une « éternité » sur terre, c’est comme y importer l’enfer. Mais alors, que faire pour les embryons qu’on a injustement congelés hors du corps des femmes – leur milieu naturel – pour qu’ils survivent artificiellement, sans vivre vraiment ? Casser cette chaîne du froid. Les ramener à l’air ambiant. Les redonner à la vraie vie. Les laisser mourir pour les laisser enfin vivre. Les rendre à l’éternité !
Tugdual Derville