Silencieuse depuis des années, Simone Veil reçoit aujourd’hui un hommage national. Plutôt que d’ajouter aux commentaires, Tugdual Derville publie un texte ancien, écrit en mars 2010 à l’occasion de sa réception à l’Académie française.
Je ne parle jamais de loi Veil. Non par déni, mais parce que je considère qu’il est impossible de faire porter à un seul nom une loi en général, et surtout ce type de loi. C’est une majorité transpartisane essentiellement masculine qui a assumé le vote de celle du 15 janvier 1975 instituant « l’interruption volontaire de grossesse » ; et je veux bien croire que la plupart des parlementaires qui l’ont soutenue n’en avaient pas saisi toutes les conséquences.
Aussi suis-je peu enclin à exprimer de l’agressivité contre la personne de la toute nouvelle académicienne. Avouons qu’il y a, dans la terrible histoire de l’adolescence de Simone Veil, des éléments supplémentaires qui nous incitent au silence, ou du moins à une certaine réserve. Une réserve que d’ailleurs je crois déceler dans une personnalité assez fermée et presque inaccessible. Madame Veil ne s’étale pas sur son parcours, pas autant que ceux qui en ont fait leur idole. Le mot est lâché. Car, à son cœur défendant sans doute, Simone Veil est devenue progressivement plus qu’une icône, l’idole de la République.
Un tel unanimisme a rarement été atteint autour d’une personne. La savoir ainsi « femme préférée des Français » provoque en moi une sourde douleur. Et je sais bien que je ne suis pas le seul, y compris parmi les invités à la grand-messe républicaine qui vit trois présidents honorer la grande dame de leur présence.
Mais qu’est-ce qui nous fait si mal ? Est-ce le principe même que soit accueillie en cette enceinte prestigieuse, dernière marche avant la gloire dérisoire de l’Histoire, celle dont le nom est d’abord attaché à un grand mensonge ? Je veux parler de cette équation qui associe au bel idéal de la liberté des femmes un acte aussi absurde que celui d’avorter, légalement. Est-ce la façon stupéfiante dont le sympathique Jean d’Ormesson a cru devoir encenser l’élue de ses pairs ? En un raccourci foudroyant, quoique insistant, il a rapproché des faits manipulés : les avortements clandestins, l’affaire de Bobigny et celle, toute récente, de la petite fille de Recife ; il les a lus par le prisme déformant de l’idéologie dominante ; il a récité le petit catéchisme du Planning familial, jusqu’à attribuer à l’académicienne le statut d’Antigone face à Créon ! Morale inversée. Comme si les opposants à la loi de 1975 (plus de la moitié des parlementaires de la majorité de l’époque, dont un certain Pierre Messmer dans le fauteuil duquel Simone Veil s’est assise sans mot dire) étaient d’affreux tyrans, et Simone Veil une incontestable libératrice. Comme si on devait taire la réalité concrète que vivent depuis cette date des millions et des millions de femmes, qu’on le veuille ou non endeuillées par la perte de leur enfant. Comme si le débat était clos.
« Cent millions de morts en cent ans » a lancé Jean d’Ormesson, après avoir additionné les grands tyrans du XXe siècle : « Hitler, Staline, Mao et Pol Pot », auxquels il a associé « le colonialisme ». Mais, sans vouloir comparer ces crimes et leurs mobiles avec les drames de l’avortement, les sept millions d’êtres humains non nés en France du fait de l’IVG qu’Éric Zemmour a l’autre jour évoqués en trublion sur RTL, devraient-ils être passés par pertes et profits dans nos manuels d’Histoire ?
Certes, Jean d’Ormesson a reconnu hier que l’avortement « meurtrit les femmes » et « ne les soustrait pas à l’autorité des hommes ». Mais c’était, paradoxalement, pour légitimer sa légalisation. Pourquoi, surtout, l’académicien s’est-il cru obligé d’assimiler les opposants à l’avortement d’hier et de maintenant à des « intégristes » ou des « antisémites » ? Que n’est-il allé jusqu’au bout de sa logique en listant les noms prestigieux de Mère Teresa et de Jean-Paul II, sans oublier le pape actuel ? A-t-on oublié qu’une assemblée comparable à celle d’hier est venue respectueusement écouter ce dernier au Collège des Bernardins parler tout autrement de l’Histoire, il n’y a pas si longtemps ? Au moins, Mgr Claude Dagens, l’évêque académicien, absent sous la Coupole, n’a pas eu à entendre les amalgames antichrétiens.
Gardons-nous des « stratégies mondaines », conseille Benoît XVI dans son Dieu est amour, à propos de la théologie de la Libération que Jean d’Ormesson a saluée dans son discours. Tant de mondanité, j’en suis persuadé, dépasse infiniment la personne de Simone Veil, bien qu’on puisse craindre que tous ceux qui ont à cœur le respect de la vie n’en aient pas suffisamment conscience. Visiblement fatiguée, mais aussi parfaitement lucide – elle l’a ouvertement déclaré – sur le fait que sa nomination ne tient aucunement à ses talents littéraires, mais bien au symbole qu’elle est forcée d’incarner, Madame Veil semble à distance de notre monde. Les ornements quasi liturgiques dont elle était parée paraissent même l’enfermer dans les étapes de son parcours : déportation, IVG, Europe et le bonus du Conseil constitutionnel.
Dépassée par l’excès d’honneur et d’adulation, dépassée par le rôle qu’on veut lui faire tenir. D’ailleurs, les féministes ultras qui continuent d’influencer les gouvernements successifs en matière d’avortement ne se reconnaissent pas en elle. Et l’ancien ministre de la Santé a elle-même déjà laissé entendre qu’elle ne se retrouvait pas tant que cela dans ce qu’il est advenu de l’avortement dans notre pays. À entendre Jean d’Ormesson, l’académicienne a pourtant « inscrit à jamais [son] nom au tableau d’honneur de la lutte, si ardente dans le monde contemporain, pour la dignité de la femme ».
Peut-on résister à cet âge à une adoration si terrifiante ? Les célébrations d’une telle solennité ne sont-elles pas, en principe, réservées aux grands enterrements ? Immortelle, d’après ce qu’on dit, en tout cas inscrite comme l’un des plus douloureux paradoxes de notre Histoire à mes yeux, Simone Veil porte en elle un mystérieux secret. Quel temps lui reste-t-il pour le révéler ?
Il serait bien naïf de prétendre entamer une statue d’acier aussi inoxydable, quand toute contestation semble indécente. À force de scruter de loin sa personnalité énigmatique, au fil d’une carrière à rebondissements dont elle vient de franchir la dernière étape, j’aimerais comprendre, s’il en est encore temps.
Mais qui sommes-nous, qui n’avons pas connu la Shoah, pour lui demander avec l’infini respect que mérite toute personne : « Madame, parlez ! » ?
4 réflexions au sujet de « Simone Veil idolâtrée ? (mars 2010) »