La journée mondiale de la trisomie 21 m’a fait exhumer ce petit texte inédit que je veux dédier à tous mes amis porteurs de trisomie 21 et à leurs familles. C’est une petite histoire vécue avec mes enfants, en 2002.
Petit bassin en vue ! Nous voilà donc à l’approche, en tenue, les bras encombrés des palmes, masques et tubas récupérés au dernier moment dans la cave, sans oublier les serviettes et, pour les plus jeunes, les brassards gonflables. Attention à la glissade. Leur dire de ne pas courir. Ne pas les perdre. Se faire obéir. O-bé-ir. Vous m’entendez ? Ne pas glisser soi-même. Je franchis victorieusement le pédiluve escorté de mes quatre petits baigneurs, comme la ligne d’arrivée d’un parcours du combattant.
Père de famille mobilisé ce samedi après-midi pour ses enfants, sur la suggestion géniale de sa femme, mobilisé donc pour une activité aquatique au chlore qui n’est pas vraiment son premier choix quand il est question de se détendre, je ne peux m’empêcher de penser à A Bras Ouverts. Nous y avons tant de fois partagé des temps de loisir avec des enfants handicapés au milieu de foules anonymes et dans des configurations acrobatiques. Seulement, là, je suis seul « accompagnateur » pour quatre enfants (à A Bras Ouverts, c’est « un pour un »). Les miens sont valides certes, mais chacun est bien décidé à profiter du bain selon sa propre inspiration… Et je n’ai qu’un regard, l’expédition étant monoparentale. Opération survie donc. Œil aux aguets. Mâchoires serrées. Mains libres. Pas question d’imaginer me détendre. Les deux plus jeunes, ne sachant pas nager, vont dériver à la surface entre leurs bouées fluo, comme des bouchons. Précaires, ils sont susceptibles à chaque instant de chavirer la tête en bas : à surveiller comme du lait sur le feu. Pour les deux autres qui m’ont répété « très bien savoir » nager, je choisi la confiance : un maître-nageur est posté tout en haut de sa chaise de supervision… Il a l’air de somnoler mais il m’est de toutes les façons impossible de tout contrôler.
Justement, j’aperçois un visage avenant qui m’accueille avec un bon sourire. Contrairement aux autres baigneurs qui vaquent à leur loisir sans s’occuper des nouveaux-venus, lui semble ne s’intéresser qu’aux gens qui arrivent ! C’est un jeune homme trisomique, debout dans l’eau tout près du bord. Il semble me connaître. Quelle surprise ! Je crois le reconnaître à mon tour au travers de mes verres constellés de gouttelettes à cause de la douche : c’est le frère d’Anne que nous croisons parfois. Comment s’appelle-t-il déjà ? Trou de mémoire. Peu importe. Pas le temps de creuser pour récupérer l’info au fond du trou. Je me penche vers le jeune homme avec une main tendue qu’il serre joyeusement.
– Salut, tu vas bien ?
– Salut, ouais ! Et toi ?
– Pas mal… Et ta sœur ?
– Elle va bien.
Reconnaissance effectuée, je me réjouis intérieurement de voir ce grand gaillard handicapé mental aller à la piscine, apparemment tout seul. Les enfants sont dans l’eau. Je les rejoins. Mais le jeune homme les a déjà accueillis aussi simplement que s’ils avaient eu rendez-vous. Il montre son intention de jouer avec eux et semble décidé à en faire ses amis. Mes enfants sont confiants puisqu’ils ont compris que nous nous connaissions – ce que l’un d’eux vient tout de même me demander de confirmer à mi-voix. Dois-je confirmer ? M’étant avancé vers l’ami en pataugeant, je suis soudain troublé. Débarrassé des lunettes mouillées qui me gênent plus qu’elles ne m’aident, je ne suis plus du tout certain de reconnaître notre homme. Ce sourire un peu édenté ne lui correspond pas vraiment, ni la forme ronde de son visage… Ce n’est sans doute pas lui. Il est nettement plus enveloppé que l’autre… Non. En un instant je refais notre rencontre : sa sœur qui « va bien » ? Cela ne prouve rien… Je suis tombé par chance sur un type qui a une sœur, c’est tout. Il ne s’est pas surpris que je lui en parle. Rien d’étonnant : c’est un cœur simple. Il pense que je le connais et que je connais aussi sa sœur. J’utilise aussitôt la méthode de vérification directe adaptée aux gens pas compliqués :
– Comment t’appelles-tu ?
– Christophe !
– Ah…
– Et toi…
Je n’ai toujours pas retrouvé le prénom du frère d’Anne, mais je sais parfaitement qu’on ne l’appelle pas Christophe. Tout en notant la confirmation de mon erreur, je lui inflige mon prénom qu’il tient à répéter. Comment expliquer que j’en sois encore à confondre deux personnes trisomiques alors que je ne cesse de témoigner de l’unicité de chacun de mes amis handicapés ? Je n’ai cependant rien à regretter puisque la confusion m’a permis de répondre au regard accueillant de… Christophe, par une entrée en matière encore plus engageante. Et que les enfants semblent ravis.
Pendant que les aînés vont nager, donnant signe de vie épisodiquement, mes deux plus jeunes garçons, 6 et 4 ans, ne quitteront pratiquement plus la compagnie de leur nouveau camarade de jeu. Pendant les deux heures que dure le bain, Christophe encourage leurs « exploits » ; il leur explique avec détermination les gestes de la brasse (nettement mieux que le chef Brossard à Pithivier dans « La 7ème compagnie »). Il scande « un, deux… trois ! » pour obtenir un courageux plongeon, les récupère avec délicatesse lorsqu’ils ont un peu bu la tasse. A son tour, devant les yeux médusés des garçons, il montre son aptitude à la nage sous-marine. Puis, sans se lasser ni leur arracher les cheveux, il les aide à mettre et remettre leurs masques qui prennent l’eau. Après avoir constaté pendant quelques minutes le sérieux, l’efficacité et la gentillesse de sa surveillance, je peux de mon côté m’essayer au toboggan, l’esprit libre… Je retrouve les trois compères accaparés par un nouveau jeu : le visage radieux de l’aîné émerge de l’eau et s’avance vers moi tel un aileron de requin, devant le visage hilare du plus jeune. Je plonge sous l’eau avec mon masque et découvre Christophe, affublé de lunettes de nage, et progressant en sous-marin avec l’agilité d’un batracien, mon fils à cheval sur son dos.
Pendant tout le temps qu’a duré cette fête, dans le bassin, de plus en plus grouillant de monde, je constate chez les baigneurs – ça n’étonnera personne – pas mal de regards gênés et des manœuvres plus ou moins subtiles d’évitement. Le visage de Christophe surprend et trahi son handicap. Une ou deux fois, un filet de bave coule sur son menton, provoquant des grimaces de dégoût. C’est compréhensible : un baigneur « normal » a tendance à se moucher… dans l’eau, plus discrètement. Quand un ballon aérien, issu d’un jeu interdit, vient malencontreusement rebondir sur son visage, Christophe, scandalisé – et toujours aussi naturel –, grogne son mécontentement dans un borborygme dont le ton agressif assure la traduction. Je lis de la peur dans le regard des adolescents qui osent à peine récupérer leur balle. Il me faut intervenir avec une bonhomie calculée pour lui redonner le sourire. « Ho Christophe ! Ils n’ont pas fait exprès. T’es pas mort ! » Puis, à l’adresse des jeunes prudemment à l’écart : « Ne vous en faites pas… Il est très gentil… » Les regards demeurent méfiants… Que pèsent les mots sans l’expérience de la rencontre ?
Lorsque je donne le signal du départ, les deux enfants embrassent chaleureusement Christophe qui semble prêt à faire la fermeture de la piscine. Je me demande intérieurement comment s’opère sa sortie de l’eau. Je n’ai aucun doute sur sa capacité physique à grimper à l’échelle, mais je me remémore les scènes épiques offertes par notre grand ami Thomas, également trisomique, lors de certains séjours d’été. Les enfants ne l’ont pas oublié non plus : il était impossible de le convaincre de sortir de l’eau d’un étang… Mais Thomas est Thomas ; le frère d’Anne est le frère d’Anne. Christophe est donc Christophe, c’est-à-dire parfaitement responsable pour fréquenter ainsi tout seul une piscine publique. Il faut que je sois encore bien engoncé dans mes images toutes faites pour regrouper mentalement les personnes selon leur handicap…
Ce samedi-là, Christophe ne m’a pas seulement édifié par son accueil, son entrain et son attention aux plus petits… Il m’a aussi permis de m’émerveiller devant le cœur et la joie de mes propres enfants qui ont surmonté si spontanément les barrières de l’âge et du handicap (car j’ai su que sa trisomie n’était pas du tout passée inaperçue à leurs yeux). J’ai aussi compris que quelques adultes qui observaient la scène d’adieu du bord de la piscine où ils surveillaient leurs propres enfants ont été surpris qu’on ne reparte pas ensemble : ils étaient persuadés que nous étions de la même famille.
C’est le privilège des simples de nous faire partager une part de leur simplicité. Un jeune inconnu, porteur d’un handicap mental, rencontré dans la foule anonyme, avait transformé ce qui ressemblait à un pensum paternel en joie.